Pour moi ce texte est un texte majeur qui remonte la longue histoire du rapport de l'Eglise avec la biologie, la famille, l'évolution de la société...
A commenter.
SYNODE
SUR LA FAMILLE
ATTENTES
D’UN ÉVÊQUE DIOCÉSAIN
Johan
Bonny, évêque d'Anvers
Du
5 au 19 octobre 2014 se réunit à Rome un Synode des évêques sur
le thème des « Défis
pastoraux
de la famille dans le contexte de l’évangélisation ».
En préparation à ce Synode, le Vatican a envoyé un questionnaire
aux évêques et aux personnes intéressées. Malgré le délai très
court pour réagir, ce questionnaire a reçu un large écho partout
dans le monde. Plusieurs initiatives ont été prises dans notre
pays. Les évêques belges ont diffusé le questionnaire dans tous
les diocèses francophones et flamands et ils ont reçu en tout 1589
réponses, émanant de personnes, de groupes ou de services. Un
groupe d’experts, parmi lesquels cinq théologiens liés à l’UC
Louvain et à la KU Leuven, a étudié toutes ces réponses et en a
rédigé un rapport synthétique, qui a été transmis à Rome.
La Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses de la KUL a
organisé une enquête sur le vécu de la foi et de la famille en
Flandre; les résultats de cette enquête ont été présentés lors
d’une journée d’étude à Leuven.
A l’occasion de cette journée d’étude, le Service
Interdiocésain (néerlandophone) de la Pastorale familiale a publié
une série d’attentes et de suggestions.
En outre, nombre de groupes et mouvements, comme l’IPB (le Conseil
Pastoral Interdiocésain flamand)
et les conseils pastoraux de divers diocèses, ont organisé des
colloques sur le thème du prochain Synode. Les réactions ainsi
venues de Belgique concordent d’ailleurs avec celles venues des
pays voisins.
Entretemps, le secrétariat romain du Synode des évêques a publié
l’Instrumentum
Laboris
dans lequel sont retravaillées toutes les réponses issues des cinq
continents.
Comment
voyez-vous, comme évêque, ce prochain Synode ? J’ai souvent
entendu cette question, ces derniers mois. D’une part, j’essaie
de lire attentivement et de comprendre les réponses de notre pays et
des pays voisins. Ces réponses manifestent une large connaissance du
dossier et une grande attente envers le Synode. De plus, elles
viennent des premiers concernés: ceux qui vivent aujourd’hui leur
relation, leur mariage ou leur famille, dans la lumière de
l’Evangile et en lien avec la communauté d’Eglise. D’autre
part, j’essaye de saisir comment un évêque peut au mieux entendre
les avis et les attentes qui vivent dans la portion du peuple de Dieu
qui lui est confiée. Je ne peux évidemment pas précéder le Synode
qui vient et savoir déjà comment les évêques, avec le Pape
François, vont parler du mariage et de la famille. Je souhaite
toutefois formuler dans la note que voici quelques attentes
personnelles. Je les exprime en mon propre nom propre. Je les
exprime, en outre, comme un évêque d’Europe occidentale, dans la
conscience que des évêques d’autres régions d’Europe ou
d’autres continents peuvent avoir des opinions divergentes.
Mes
attentes ont trait aussi bien à la communauté d'Église qu’à la
famille. Elles se situent dans une ligne historique qui commence au
Concile Vatican II et mène à la situation actuelle. Et j’essaye
d’y faire coïncider au plus près la théologie et la pastorale.
L'Église comme ‘la
maison et l’école de la communion’
est le fil rouge de l’ensemble de ma note.
1.
La collégialité
J’ai
entamé ma formation de prêtre en 1973 : huit ans après la fin
du Deuxième Concile du Vatican (1962-1965) et cinq ans après la
publication de l’encyclique Humanae
Vitae
(1968). Depuis cette époque, j’ai toujours dû constater combien
les importantes questions de la relation, de la sexualité, du
mariage et de la famille représentent un terrain particulièrement
conflictuel dans la communauté d’Eglise. Beaucoup de croyants,
surtout membres d’organisations catholiques et du milieu
chrétien, ne pouvaient plus se retrouver dans les textes
doctrinaux et les déclarations morales de Rome. Ce fossé ne s’est
pas réduit avec les années, mais au contraire il s’est agrandi.
Les documents successifs émanant du magistère suprême concernant
les questions sexuelles, familiales ou bio-éthiques se sont heurtées
à une incompréhension croissante et une indifférence progressive.
Pour éviter d’accroitre les tensions, c’est la voie de la
discrétion qui a été toujours plus souvent adoptée dans les
années ’80 et ’90. D’une part, les croyants se sont de moins
en moins adressés aux évêques, aux théologiens ou collaborateurs
pastoraux pour leurs questions personnelles. D’autre part, ces
derniers ont préféré accompagner individuellement les gens, plutôt
que de continuer à alourdir un climat déjà tendu de discussions
idéologiques. Cela leur paraissait la meilleure carte à jouer pour
pouvoir accomplir leur tâche de ‘pasteur’ en conscience et de
façon efficace.
Le fossé
croissant entre l’enseignement moral de l’Eglise et les avis
moraux des croyants relève d’une problématique dans laquelle
interviennent certainement bien des facteurs. L’un de ceux-ci a
trait à la façon dont cette matière été largement retirée après
le Concile à la collégialité des évêques et liée presque
exclusivement à la primauté de l’évêque de Rome. Au sein-même
du problème éthique du mariage et de la famille surgissait une
question ecclésiologique : celle de la juste relation entre la
primauté et la collégialité dans l’Eglise catholique. Tous les
débats qui depuis Vatican II ont été menés sur le mariage et la
famille, dans l’un ou l’autre sens, ont à voir avec cette
question d’ecclésiologie.
Tout
au long du Deuxième Concile du Vatican, les évêques et le pape se
sont efforcés d’atteindre le consensus le plus élevé possible.
Tous les documents ont été pesés et soupesés, écrits et
réécrits, jusqu’à ce que pratiquement tous les évêques
puissent y donner leur approbation. De nombreux textes durent ainsi
parcourir trois sessions du Concile avant d’être finalement
approuvés. Maintes fois, le pape Paul VI intervint personnellement
pour aller à la rencontre des derniers hésitants grâce à une
formulation adaptée ou une note additionnelle. Pour les
Constitutions les plus importantes, des évêques et théologiens
belges avaient travaillé jour et nuit pour introduire tous les
amendements apportés dans des textes qui puissent emporter
l’adhésion de tous.
Les chiffres le confirment : toutes les Constitutions et les
Décrets de Vatican II, même les plus difficiles, furent finalement
approuvés par un consensus quasi général. De cette sorte de
collégialité, il ne resta presque
rien,
trois ans plus tard, lors de la parution d’Humanae
Vitae. Que
le pape prenne une décision concernant ‘les
problèmes de la population, de la famille et de la natalité’
était prévu par le Concile.
Qu’il
abandonne en ce cas la recherche collégiale du plus grand consensus,
n’était pas prévu par le Concile. Quant à la forme, le pape Paul
VI a certainement pris sa décision en âme et conscience, avec une
perception aiguë de sa responsabilité personnelle envers Dieu et
l'Église. Quant au fond, sa décision allait cependant à l’encontre
de l’avis de la commission d’experts qu’il avait lui-même
nommée, de la commission des cardinaux et évêques qui avait
travaillé ce sujet, du Congrès Mondial des Laïcs (1967), de la
grande majorité des théologiens moralistes, médecins et
scientifiques et de la plupart des familles catholiques engagées, en
tout cas chez nous.
Il
ne me revient pas de juger comment les choses se sont alors déroulées
à ce moment-là et comment le pape Paul VI est arrivé à sa
décision. Mais ce qui me concerne est ceci : que l’absence
d’un support collégial a conduit aussitôt à des tensions, des
conflits, des ruptures qui ne se sont plus jamais guéries. Aussi
bien d’un côté que de l’autre, des portes se sont fermées, qui
depuis lors ne se sont plus ouvertes. La ligne doctrinale d’Humanae
Vitae fut
en outre transposée en un programme stratégique poursuivi de main
ferme. Au long de cette politique ecclésiale courent encore toujours
des traces de suspicion, exclusion et occasions manquées.
Cette
discorde ne peut pas se prolonger. Le lien entre la collégialité
des évêques et la primauté de l’évêque de Rome, comme il s’est
réalisé pendant le Concile, doit être restauré. Cette
restauration ne peut plus se faire attendre longtemps. C’est la clé
d’une nouvelle et meilleure approche de nombreuses questions dans
l’Eglise. Cela fait partie, selon moi, du rôle d’un évêque
aujourd’hui d’y collaborer. Il est claire toutefois qu’une
approche plus collégiale ne conduit pas de soi à la solution de
tous les problèmes. La collégialité n’est pas un chemin aisé.
Elle peut dévoiler de nouvelles tensions et provoquer des ruptures.
Toute concertation et prise de décision en commun entraine le risque
de la différence d’opinion et du manque de clarté. L’expérience
d’autres Eglises et communautés ecclésiales doit aussi nous
rendre réalistes sur ce point. Je crois cependant que l’Eglise
catholique a un urgent besoin, notamment dans le domaine du mariage
et de la famille, d’une nouvelle et plus solide base de
collégialité dans la concertation et la prise de décision.
J’espère que le Synode prochain y contribuera.
Il
ressort d’ailleurs de l’Instrumentum
Laboris combien
peuvent différer les réactions venues des divers continents à
propos du mariage et de la famille. Sur ce point, le document
préparatoire est honnête et transparent. L’Afrique et l’Asie
ont de tout autres vues et expériences que l’Europe et l’Amérique
du Nord et même, entre l’Europe Occidentale et Orientale, entre
l’Europe du Nord et du Sud, des différences importantes sont à
remarquer. Cela n’a pas de sens de nier ou de négliger ces
différences. Elles ont vraiment une signification. Malgré la
globalisation, bien des développements et défis de ce monde
connaissent des parcours décalés dans le temps. Dans ces diverses
‘zones temporelles’, les évêques sont responsables pour la part
du peuple de Dieu qui leur est confiée. Ce n’est pas une solution
pour eux de dire que telles questions ne posent pas de problème, ou
justement en posent, mais à l’autre bout du monde. Une
collégialité monolithique a aussi peu d’avenir dans l’Eglise
qu’une primauté monolithique. J’espère que le Synode des
évêques portera l’attention nécessaire à cette diversité
régionale. A propos de l’apport des conférences épiscopales à
une juste relation entre la primauté et la collégialité, le pape
François écrit que ‘ce
souhait ne s’est pas pleinement réalisé’
et que ‘n’a
pas encore été suffisamment explicité un statut des conférences
épiscopales qui les conçoive comme sujets d’attributions
concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique.
Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de
l’Eglise et sa dynamique missionnaire’.
Peut-être
le Synode pourra-t-il confier aux conférences épiscopales la
mission de se pencher l’année prochaine sur la problématique du
mariage et de la famille dans leur région, en vue de la deuxième
session du Synode, en octobre 2015.
2.
La conscience
Comme
en d’autres pays, les évêques de Belgique se sont retrouvés
après la publication de l’encyclique Humanae
Vitae
devant une tâche difficile. Pendant le Concile Vatcan II, ils
avaient travaillé intensément à la rédaction de la constitution
Gaudium et
Spes, en
particulier au chapitre Dignité
du mariage et de la famille.
A la
demande du pape Jean XXIII et du pape Paul VI, ils avaient été
activement concernés dans diverses commissions qui s’étaient
penchées sur la question de la paternité responsable et du contrôle
des naissances. Ils avaient longuement délibéré avec des
théologiens moralistes, des scientifiques et des mouvements de
croyants laïcs. Leur opinion personnelle était connue de l’opinion
publique. Après la publication de l’encyclique, ils se trouvaient
devant un choix déchirant. D’un côté, ils voulaient comme
évêques rester loyaux à l'égard de la personne du pape Paul VI,
avec lequel ils avaient collaboré si intensément dans la confiance
durant le Concile. D’un autre côté, comme évêques diocésains,
ils voulaient prendre leurs responsabilités envers la part du peuple
de Dieu qui leur était confiée, dans l’esprit et selon la mission
rappelée par le Concile.
En effet, le Concile leur avait donné mission de prendre sur eux
‘les
joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de
ce temps’
et de ‘scruter
les signes des temps et de les interpréter à la lumière de
l’Evangile’.
Ils voulaient exercer leur tâche de pasteurs en tenant compte de
cette nouvelle herméneutique ecclésiologique et pastorale. Ils
arrivaient ainsi plus vite que prévu à un conflit de loyauté et
donc à un cas de conscience. Comment pouvaient-ils rester unis au
pape et en même temps être fidèles au Concile ?
Un
mois après la publication d’Humanae
Vitae, les
évêques de Belgique publiaient une Déclaration
commune.
Ce texte n’avait pas été rédigé et publié en un tour de main.
Les
évêques voulaient autant rester dans la grande tradition de
l'Église que progresser dans un dialogue constructif avec les
familles et la culture de leur temps. Quatre projets successifs
furent écrits et amendés. Les auteurs principaux de la Déclaration
étaient tout sauf des théologiens débutants ou francs-tireurs. Au
contraire, c’étaient les mêmes qui, au Concile, avaient œuvré
de manière décisive à des Constitutions comme Lumen
Gentium,
Dei Verbum
et Gaudium
et Spes,
en particulier Mgr G. Philips et Mgr J.M. Heuschen. Ils étaient en
contact étroit avec plusieurs cardinaux marquants du Concile Vatican
II, comme L.J. Suenens (Malines-Bruxelles), J. Döpfner (Munich), B.
Alfrink (Utrecht), F. König (Vienne), J. Heenan (Westminster) et G.
Colombo (Milan). Bref, la Déclaration des évêques de Belgique
provenait du même cercle des personnes qui avaient orienté le
Concile avec le pape Paul VI.
Dans
leur texte, les évêques de Belgique, dans la ligne de la tradition
catholique et de la Constitution Gaudium
et Spes,
mettaient en avant l’argument de la conscience
personnelle.
Ainsi pouvons-nous lire entre autres : ‘Si
toutefois quelqu’un, compétent en la matière et capable de se
former un jugement personnel bien établie, -ce qui suppose
nécessairement une information suffisante- arrive, sur certains
points, après un examen sérieux devant Dieu, à d’autres
conclusions, il est en droit de suivre en ce domaine sa conviction,
pourvu qu’il reste disposé à continuer loyalement ses recherches’
et puis
‘Il faut
reconnaitre selon la doctrine traditionnelle, que la dernière règle
pratique est dictée par la conscience dûment éclairée selon
l’ensemble des critères qu’expose Gaudium et Spes (n. 50, al.
2 ; n. 51, al. 3), et que le jugement sur l’opportunité
d’une nouvelle transmission de la vie appartient en dernier ressort
aux époux eux-mêmes qui doivent en décider devant Dieu’.
Nombre de conférences épiscopales publièrent à la même époque
de Déclarations semblables, faisant un appel analogue au jugement
personnel de la conscience.
Alors
même que ces mots sur la conscience étaient bien classiques et
prudents, ils ne furent guère appréciés par les défenseurs
d’Humanae
Vitae. Au
contraire, ils furent dépeints comme un baisser de pavillon, comme
une désertion à l’égard du pape et comme un levier pour le
relativisme, la permissivité et le libertinisme. Ils furent
délibérément écartés. Ce fut un tournant dans les relations
entre le pape Paul VI et les évêques belges. En témoigne une
anecdote à propos de Mgr Charue, évêque de Namur. Pendant le
Concile s’était développé entre lui et le pape Paul VI un lien
profond d’appréciation mutuelle et de confiance. On ne pouvait
d’ailleurs pas s’imaginer un évêque plus classique que Mgr
Charue. Moins d’un an après Humanae
Vitae, il
est ‘reçu
en audience privée par le pape. Celui-ci lui exprime assez vivement
son mécontentement à propos de la Déclaration des Evêques belges
sur Humanae Vitae. Il va jusqu’à lui dire : « Et vous,
Mgr Charue, sachant tout cela, signeriez-vous encore la Déclaration
des Evêques belges ? » Mgr Charue répond : « Oui,
Saint-Père. », puis il éclate en sanglots. Cet évêque, qui
était un grand intellectuel et un honnête homme, vivait lui aussi
le drame que beaucoup de théologiens catholiques ont connu en ces
jours, déchirés qu’ils étaient entre leur attachement sincère à
un grand pape humaniste et la fidélité à leurs convictions. Amicus
Plato…’.
Beaucoup
d’évêques préférèrent désormais le silence à la polémique.
Suite
à cette polarisation, dans l’enseignement de l’Eglise, la
conscience fut manifestement reléguée à l’arrière-plan en ce
qui concerne la relation, la sexualité, le mariage, le planning
familial et le contrôle des naissances. Elle perdit sa juste place
dans une réflexion saine en théologie morale. Dans l’Exhortation
Familiaris
Consortio,
c’est à peine si le jugement de conscience personnel sur la
méthode de planning familial et du contrôle des naissances est
évoqué. Tout s’y trouve mis sous le signe de la vérité du
mariage et de la procréation telle que l’Eglise l’enseigne,
associée au devoir des croyants de s’approprier cette vérité et
d’y répondre. Partant de la loi naturelle, des actes déterminés
sont qualifiés de ‘bons’ ou d’’intrinsèquement mauvais’,
indépendamment de tout ce qui est personnel : le milieu de vie,
l’expérience, l’histoire. Dans une telle perspective, il y a peu
de place pour un jugement honnête et motivée de valeurs à la
lumière de l’Evangile et de la tradition catholique dans son
ensemble. Dans les chapitres du Catéchisme
de l’Eglise catholique
sur le sixième commandement (n° 2331-2400) et sur le neuvième (n°
2514-2533),
il est tout aussi peu dit sur le jugement de conscience personnel.
Cette lacune ne rend pas justice à l’ensemble de la pensée
catholique.
Ce
que j’attends du prochain Synode ? Qu’il rende à la
conscience sa juste place dans l’enseignement de l’Eglise, dans
la ligne de Gaudium
et Spes.
Tous les problèmes en seront-ils résolus pour autant ?
Certainement pas. Comment la conscience arrive à une décision
responsable n’est pas une mince affaire. Qu’est-ce qu’une
conscience bien formée ? Comment peut-elle connaitre la loi que
‘Dieu a déposée en nos cœurs’ ? Comment se situe la
conscience envers le magistère de l’Eglise, ou inversement,
comment le magistère de l’Eglise se situe-t-il envers la
conscience ? Comment la conscience peut-elle tenir compte du
'principe de gradualité’ et de la pédagogie du progrès graduel
dans le processus de croissance auquel nul n’échappe?
Comment la conscience peut-elle exercer la vertu de ‘épikia’ ou
d’équité, quand la lettre et l’esprit de la loi entrent en
conflit ? Pour l’homme d’aujourd’hui, qui attache une
grande importance à la formation d’un jugement de conscience
personnel et motivé, ce sont là des questions pertinentes. Sans que
le Synode doive répondre à toutes ces questions, j’espère tout
de même qu’il leur accordera l’attention qui convient.
3.
La doctrine
En
ces derniers mois de préparation au Synode, j’ai entendu ou lu
maintes fois : ‘D’accord
que le Synode se prononce pour plus de flexibilité pastorale, mais à
la doctrine de l’Eglise, il ne pourra pas toucher’.
Certains donnent l’impression que le Synode ne pourrait parler que
de l’application de la doctrine, et pas de son contenu. Cette
opposition entre ‘pastorale’ et ‘doctrine’ me parait
cependant inapplicable, tant théologiquement que pastoralement. Elle
ne peut pas s’appuyer sur la tradition de l’Eglise. La pastorale
ne peut se passer de la doctrine, tout comme la doctrine ne peut se
passer de la pastorale. Toutes deux devront être envisagées si
l’Eglise veut ouvrir de nouvelles voies pour l’évangélisation
du mariage et de la famille dans notre société.
Quel
est l’enseignement de l’Eglise à propos du mariage et de la
famille ? Où, ou bien chez qui, le trouver ? Il n’est
pas possible de répondre à cette question en n’indiquant qu’une
seule période, un seul pape, une seule école de théologie morale,
un groupe linguistique, une politique d’Eglise. Chaque partie
compte, mais aucune partie ne peut inclure ou remplacer le tout. Ce
qu’une personne dit ou écrit, quelle que soit son autorité, doit
toujours être recompris à la lumière de l’ensemble de la
tradition de l’Eglise. Dès le début, l’Eglise s’est impliquée
dans des questions théologiques et pastorales autour de la relation,
la sexualité, le mariage, la famille, l’Eglise domestique, le
divorce, les nouvelles relations, les abus ou comportements
délictueux. Dans l’Ancien Testament, il y a déjà à ce propos
plein de règles et surtout de récits personnels. Dans les
Evangiles, Jésus rencontre souvent des situations qui touchent au
mariage et à la famille et Il s’exprime plusieurs fois à ce
sujet. Paul écrit à maintes reprises à ce propos dans ses lettres
aux premières communautés chrétiennes. Ensuite, nous pouvons lire
les Pères de l’Eglise, suivis des théologiens de tous les
siècles. Pendant et après le Concile Vatican II, ce développement
s’est poursuivi sans discontinuer, à tous les niveaux de la vie de
l’Eglise. Par leurs instructions sur le mariage et la famille, les
papes Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI y ont apporté une
contribution importante. Bref, la doctrine de l’Eglise catholique
sur le mariage et la famille est à retrouver dans une large
tradition, qui a reçu de nouvelles formes et un nouveau contenu tout
au long de l’histoire. Et cette histoire n’est pas terminée :
chaque époque confronte l’Eglise à de nouvelles questions et de
nouveaux défis. Sans cesse, elle doit oser relire son enseignement à
la lumière de toute la tradition ecclésiale. Qu’est-ce que cela
peut dire pour aujourd’hui ? Je voudrais relever quelques
éléments théologiques, sur lesquels la tradition dit plus, à mon
avis, que ce qui apparait dans les documents récents du magistère.
Outre la conscience dont il était question ci-dessus, je voudrais
envisager ici la loi naturelle, le sensus
fidei et
la complémentarité des modèles de théologie morale.
L’Instrumentum
Laboris pour
le prochain Synode des évêques est très clair : ‘Pour
une immense majorité des réponses et des observations, le concept
de “loi naturelle” apparaît, en tant que tel, aujourd’hui,
dans les différents contextes culturels, très problématique, sinon
même incompréhensible. Il s’agit d’une expression qui est
perçue différemment ou tout simplement pas comprise. De nombreuses
Conférences épiscopales, dans des contextes extrêmement divers,
affirment que, même si la dimension sponsale entre l’homme et la
femme est généralement acceptée comme une réalité vécue, cela
n’est pas interprétée conformément à une loi universellement
donnée. Seul un nombre très réduit de réponses et d’observations
a mis en évidence une compréhension adéquate de cette loi au
niveau populaire’.
Cela peut compter, comme constatation ! Aucun théologien
moraliste, aucun croyant ne va contester qu’il y a un sens et une
destinée profonde dans la complémentarité de l’homme et de la
femme et dans leur fécondité. Dans leur être le plus profond est
inscrite une destinée qui est en relation avec le plan créateur de
Dieu pour l’humanité et pour le monde. A bon droit, l’Eglise
invite l’homme et la femme à prendre leur part librement et de
façon responsable dans les objectifs de ce plan créateur.
Interviennent aussi dans le domaine de l’amour, de la sexualité,
du mariage et de la famille certaines constantes que l’on ne peut
méconnaitre ou négliger. Les sciences humaines nous ont apporté
des perspectives précieuses sur ce point.
Cependant, un certain type d’appel à la ‘loi naturelle’ dans
le contexte éthique du mariage et de la famille continue à
entrainer beaucoup de confusion, d’incompréhension et de
résistance. L’homme d’aujourd’hui cherche des valeurs qui
offrent sens et cohérence à sa vie. Il veut être heureux et rendre
les autres heureux. Dans des situations souvent complexes, il veut
prendre des décisions responsables de conscience, en pesant et
confrontant les différentes valeurs en jeu. Dans ce discernement, il
veut tenir compte de l’intention de ses actes, de la
proportionnalité entre l’acte et ses conséquences, de son
histoire personnelle et de l’évolution qu’il connait. Le
résultat de cette démarche n’est pas connu d’avance ; il
diffère d’une génération à l’autre, d’un milieu à l’autre.
Or, cette insertion du jugement de conscience dans une histoire et
une existence peut-elle rencontrer la ‘loi naturelle’, et si oui,
comment ? La Commission
Théologique
Internationale
a publié en 2009 un document intitulé ‘A
la recherche d’une éthique universelle : nouveau regard sur
la loi naturelle’.
Le document parle entre autres de la prudence nécessaire quant à
l’utilisation du concept de ‘loi naturelle’ pour fixer des
normes concrètes de comportement : ‘La
loi naturelle ne saurait donc être présentée comme un ensemble
déjà constitué de règles qui s’imposent a
priori
au sujet moral, mais elle est une source d’inspiration objective
pour sa démarche, éminemment personnelle, de prise de décision’
(n° 59).
Le document souligne aussi le caractère dynamique et historique de
la loi naturelle : ‘Nous
appelons loi naturelle le fondement d’une éthique universelle que
nous cherchons à dégager de l’observation et de la réflexion sur
notre condition humaine commune. Elle est la loi morale inscrite dans
le cœur des hommes et dont l’humanité prend de mieux en mieux
conscience au fur et à mesure qu’elle avance dans l’histoire.
Cette loi naturelle n’a rien de statique dans son expression. Elle
ne consiste pas en une liste de préceptes définitifs et immuables.
Elle est une source d’inspiration toujours jaillissante dans la
recherche d’un fondement objectif à une éthique
universelle’(n°113).
Bref, l’éthique chrétienne a besoin de plus d’espace pour juger
et décider que ne le permet une approche statiqueou
apodictique
de la ‘loi naturelle’. Cet espace plus large ne doit d’ailleurs
plus être inventé ; il existe déjà. On peut y travailler
avec des matériaux que nous offre notre tradition biblique et
théologique, tant en morale qu’en pastorale.
Un
autre élément de notre tradition théologique est le sensus
fidei
ou le sens de la foi des croyants chrétiens. Dans Evangelii
Gaudium,
le pape François écrit : ‘L’Esprit
guide (le Peuple de Dieu) dans la vérité et le conduit au salut.
Comme faisant partie de son mystère d’amour pour l’humanité,
Dieu dote la totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le
sensus fidei – qui les aide à discerner ce qui vient réellement
de Dieu. La présence de l’Esprit donne aux chrétiens une certaine
connaturalité avec les réalités divines et une sagessequi leur
permet de les comprendre de manière intuitive, même s’ils ne
disposent pas des moyens appropriés pour les exprimer avec
précision’.
Comme
il ressort de l’Instrumentum
Laboris,
une majorité des croyants dans la plupart des pays ou continents
souscrivent aux vues et préoccupations les plus essentielles de
l’Eglise en ce qui concerne le mariage et la famille. Toutefois, de
certains concepts de théologie morale ou de commandements et
interdictions morales, nous savons que depuis longtemps, ils ne sont
plus partagés ou sont mêmes écartés par une grande majorité de
chrétiens loyaux et bien informés. En 2014, la Commission
Théologique Internationale
a publié un document sur le Sensus
fidei dans la vie de
l’Eglise.
Je veux
citer ici deux paragraphes de ce document. D’abord, un paragraphe
sur le rôle des croyants laïcs dans le développement de la
doctrine morale de l’Eglise : ‘Ce
que l’on connaît moins bien, et à quoi l’on porte généralement
moins d’attention, c’est le rôle joué par les laïcs à l’égard
du développement de l’enseignement moral de l’Église. Il
importe donc de réfléchir aussi sur la fonction qu’exercent les
laïcs pour discerner quelle est la conception chrétienne d’un
comportement humain approprié, en accord avec l’Évangile. Dans
certains domaines, l’enseignement de l’Église s’est développé
à la suite de la découverte par des laïcs des exigences appelées
par des situations nouvelles. La réflexion des théologiens, puis le
jugement du magistère des évêques, se sont alors fondés sur
l’expérience chrétienne déjà éclairée par les intuitions
fidèles des laïcs’ (n°
73). Ensuite un paragraphe sur la signification possible d’un
manque de réception : ‘Des
problèmes surgissent lorsque la majorité des fidèles demeurent
indifférents aux décisions doctrinales ou morales qu’a prises le
magistère, ou lorsqu’ils les refusent absolument. Ce manque de
réception peut être le signe d’une faiblesse dans la foi ou d’un
manque de foi de la part du peuple de Dieu, dû à l’adoption
insuffisamment critique de la culture contemporaine. Mais dans
certains cas, cela peut être le signe que certaines décisions ont
été prises par les autorités sans que celles-ci aient pris en
compte comme elles l’auraient dû l’expérience et le sensus
fidei
des fidèles, ou sans que le magistère ait suffisamment consulté
les fidèles’ (n°
123). La ‘consultation
suffisante des croyants’
ne doit plus partir de rien. Des attentes et expériences du peuple
de Dieu attendent depuis bien trop longtemps une réflexion plus
poussée et un dialogue plus fondamental.
Un
troisième élément doctrinal que je veux signaler est lié à
l’évolution de la théologie morale dans la période
post-conciliaire. Après Humanae
Vitae et
Familiaris
Consortio,
la ‘doctrine de l’Eglise catholique’ s’est trouvée liée
presque exclusivement à une
école particulière
de théologie morale, bâtie sur une interprétation propre de la loi
naturelle. Les représentants d’autres interprétations de la loi
naturelle ou d’autres écoles de théologie morale, plus
précisément de l’école personnaliste, furent repoussés dans le
coin suspect ou à éviter. Il ne s’agissait pas là de figures
marginales, mais de moralistes hautement compétents et méritants
comme le père Josef Fuchs SJ, le père Bernhard Häring CSSR et le
professeur L. Janssens (KULeuven). Ils étaient de la même
génération et même compagnons d’études des principaux évêques
et théologiens de Vatican II. Ils avaient collaboré aux fondements
théologiques du Concile et à sa mise en œuvre dans leur
enseignement et leurs publications. Au cœur de leur pensée de
théologie morale se plaçait la personne
humaine
et son développement vers une plus grande dignité
humaine, à la lumière de la raison et de la révélation. Ils
veillaient à ce qui est faisable pour une personne dans des
situations fragiles et complexes, où les choix ne sont pas évidents.
Ils créaient de l’espace pour le développement personnel dans le
cours souvent turbulent de leur vie. Ils tenaient compte de la
variabilité de la réalité et de la complexité de la vérité.
Raison, dialogue, tolérance, empathie et miséricorde recevaient une
place importante dans leur approche. Dans les années qui suivirent
Vatican II, ils furent repoussés sur le côté. Cette direction de
la politique d’Eglise n’a pas fait de bien au débat de théologie
morale dans l’Eglise et surtout pas à l’annonce de l’évangile.
A mon avis, le prochain Synode des évêques n’apportera que peu à
l’évangélisation du mariage et de la famille s’il ne rétablit
pas d’abord le dialogue avec la large tradition de théologie
morale de l’Eglise. Différents modèles de théologie morale ont
toujours fonctionné dans l’Eglise. Ce n’est que dans leur
complémentarité que ces modèles peuvent faire droit à la
recherche multiple par la pensée humaine de la vérité et de la
bonté. Ce que le pape François écrit dans Evangelii
Gaudium me
parait ici important : ‘Les
diverses lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale,
si elles se laissent harmoniser par l’Esprit dans le respect et
dans l’amour, peuvent faire croître l’Eglise, en ce qu’elles
aident à mieux expliciter le très riche trésor de la Parole. A
ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans
nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité
est que cette variété aide à manifester et à mieux développer
les divers aspects de la richesse inépuisable de l’Evangile’.
4.
L’Eglise comme compagnon de route
Très
heureusement, je rencontre quotidiennement des gens qui vivent leur
mariage et restent fidèles à la promesse qu’ils ont échangée
devant l’autel : ‘Moi,
N., je te reçois N. comme épouse/époux, et je promets de te rester
fidèle, dans le bonheur et dans les épreuves, dans la santé et
dans la maladie, pour t’aimer tous les jours de ma vie’.
Cette promesse pour la vie est au cœur de leur relation et de leur
vie de famille. Elle en est le ‘noyau dur’ ou la ‘colonne
vertébrale’. C’est le plus beau cadeau qu’ils pouvaient
recevoir l’un de l’autre et de Dieu. A bon droit, ces époux
comptent sur la communauté d’Eglise pour être à leur côté, les
encourager, les inspirer. Il est d’ailleurs bon ici d’adresser un
sincère mot de reconnaissance à tous les couples qui se donnent
jour après jour l’un à l’autre et pour leur famille, parfois au
prix de grands sacrifices et de beaucoup de détachement. Derrière
une ‘simple’ vie de famille se cache souvent un ‘extraordinaire’
récit. Quand je visite une paroisse, je demande toujours de pouvoir
visiter chez elles des familles qui connaissent une période ou un
évènement difficile. Ce sont chaque fois pour moi des rencontres
émouvantes et poignantes.
Elles me
parlent de l’Evangile.
T.
soigne lui-même, à la maison, depuis plus de dix ans, sa femme qui
souffre d’Alzheimer ; pour pouvoir la soigner, il a fermé
son entreprise et limite sa vie sociale au minimum ; leur seule
communication s’exprime dans des gestes de tendresse et de
proximité.
J.
et F. ont quatre enfants à eux ; ils en ont encore adopté
deux du Tiers- Monde ; pour veiller sur cette grande famille,
F. a mis fin à son travail ; leur famille est devenue une
petite communauté internationale.
K.
a dans les 80 ; son épouse est décédée il y a quelques
années ; maintenant, il prend soin lui-même de leur fils
atteint du syndrome de Down ; celui-ci a atteint 60 ans et sa
santé décline peu à peu.
L.
et M. ont traversé une période difficile dans leur relation ;
M. était amoureuse d’un autre homme et pensait à divorcer ;
avec l’appui d’amis et d’un thérapeute de relation, ils ont
tous deux pu se rechoisir l’un l’autre ; ils espèrent que
leur relation s’améliorera au plan émotionnel.
M.
a été tout à fait inopinément abandonnée par son mari ;
quoiqu’elle ait abandonné l’espoir d’une ré-union, elle
continue à croire en la signification unique de leur mariage et de
leur parole donnée ; c’est comme maman seule qu’elle
poursuit son chemin de vie.
Récemment,
quelqu’un me faisait la réflexion justifiée que l’Eglise
demande tant d’attention et de compréhension pour les situations
‘extraordinaires’ que les couples ou familles ‘ordinaires’
vont presque se sentir un groupe oublié. Ces couples ‘ordinaires’
méritent en effet de l’Eglise un meilleur soutien et
accompagnement pastoral, dans mon diocèse aussi. Leur engagement et
leur témoignage sont de grande valeur pour l’avenir de l’Eglise.
Ils ont beaucoup à apprendre à l’Eglise sur ce que signifie
former ‘une
maison et une école de la communion’
et de continuer à y œuvrer.
En même
temps, comme évêque, je remarque combien peut être complexe
aujourd’hui la formation d’une relation, un mariage, une famille.
Tous les jours, j’entends des récits de chutes et de
recommencements, d’impuissance et de ténacité, de résistance aux
impératifs économiques et sociaux, de soin mutuel dans des
situations difficiles. Ces récits aussi m’émeuvent et me parlent
de l’Evangile. Comment l’Eglise peut-elle être également leur
compagnon de route ?
T.
est divorcée et mère de trois adolescents. Ses enfants entament
des études supérieures. Elle n’habite pas (encore) avec son
nouveau partenaire, qui est lui-même père d’un adolescent. T. a
une carrière à temps partiel dans l’enseignement. Chaque mois,
elle reçoit 1100 euros de salaire et 600 euros d’allocation
familiale. La vie est pour elle une lutte continuelle. Elle n’a
aucune réserve financière et elle doit chaque jour se débrouiller
pour maintenir sur les rails sa vie de famille.
T.
est catéchiste en paroisse. Elle a deux enfants. Son premier
mariage a échoué et débouché sur un divorce. Elle est mariée
civilement avec son nouvel époux. La paroisse et la pastorale lui
tiennent fort à cœur. Elle est une des plus actives dans
l’équipe paroissiale.
H.
et B. ont tous deux dans les 70 ans et sont mariés depuis près de
50 ans. Ils ont quatre enfants. Une fille a rompu avec eux quand
elle avait à peine 20 ans. Ils savent que cette fille a eu un
compagnon et est devenue maman. Que le lien avec leur fille ne
puisse peut-être pas être rétabli avant qu’ils ne meurent est
pour H. et B. une blessure inguérissable et un chagrin permanent.
F.
a dans les vingt ans. Elle a fini ses études, est active dans la
pastorale des jeunes et a pris part aux Journées Mondiales de la
Jeunesse. Son ami se dit croyant, mais ne se sent pas chez lui dans
l’Eglise. Ce que F. ressent de l’Evangile et de l’Eglise, elle
peut difficilement le partager avec lui, quoiqu’elle l’aime et
désire l’épouser. Le dimanche, elle participe seule à
l’eucharistie.
J.
et K. sont mariés civilement comme couple homosexuel. Pour leurs
parents, ce choix était et reste loin d’être évident. Ils sont
cependant bienvenus à la maison, comme les autres enfants. Ils
l’apprécient de la part de leurs parents et de leur famille. Ils
ont du mal avec le point de vue de l’Eglise.
Dans
le port d’Anvers entrent et sortent chaque jour de grands navires
de haute mer. Leurs équipages viennent d’Asie, d’Afrique,
d’Europe de l’Est. Ce sont souvent de jeunes hommes, certains
mariés, d’autres pas. Certains marins, par exemple philippins,
travaillent sous contrat de neuf mois en mer et ne revoient donc
leur épouse et leurs enfants qu’au bout de tout ce temps. Leurs
seuls contacts passent par Internet, webcam ou téléphone. Ils
comptent pour cela sur le soutien de l’Antwerps
Seafarers’ Centre ‘Stella Maris’.
Une
famille flamande a comme aide-ménagère une dame d’âge moyen
venue de Pologne. Pour pouvoir payer les études supérieures de ses
enfants, elle vient travailler en Belgique. Elle est heureuse de
pouvoir aider ses enfants de cette manière-là. Comme épouse et
mère, par contre, elle est absente de sa famille durant de longs
mois.
La
famille B. vient d’Arménie. Elle compte quatre personnes
adultes : le père, la mère et deux fils. La famille habite
déjà depuis huit ans en Belgique et espère encore toujours
obtenir la naturalisation. Le père et le plus jeune fils souffrent
de la maladie de Huntington. Le fils ainé en est affaibli. La maman
est continuellement stressée. Ils reçoivent depuis trois ans un
soutien de l’agence flamande pour les personnes atteintes d’un
handicap. Les couts financiers dépassent leurs revenus. Ils
dépendent de l’épicerie sociale et du secours en nourriture et
vêtements.
Je
pourrais poursuivre sans fin cette série de récits. Ce n’est pas
mon intention. Je veux seulement évoquer la complexité de tous ces
contextes dans lesquels la relation, le mariage et la famille se
vivent aujourd’hui, et les attentes que beaucoup continuent à
placer dans l’Eglise comme ‘compagnon
de route’.
Ce que j’attends du Synode ? Que ce ne soit pas un Synode
platonique, qu’il ne se retire pas sur une ile rassurante de
discussions doctrinales ou de normes générales, mais qu’il ait
l’œil ouvert sur la réalité concrète et complexe de la vie. Il
peut pour cela puiser son inspiration dans ce passage fort du pape
François : ‘je
préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie
par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et
du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne veux
pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit
renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. Si
quelque chose doit saintement nous préoccuper et inquiéter notre
conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la
lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans une
communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de
vie. Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la
peur de nous renfermer dans les structures qui nous donnent une
fausse protection, dans les normes qui nous transforment en juges
implacables, dans les habitudes où nous nous sentons tranquilles,
alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous
répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc
6,
37).
Dans son
rapport aux hommes, l’Eglise n’est pas dans une relation de
symétrie ou de réciprocité. Même si des gens se situent souvent
loin de l’Eglise, ils ne supportent pas que l’Eglise les déprécie
ou les néglige. En cela, ils n’ont d’ailleurs pas tort. Il
s’agit en effet de Jésus Christ et de la mission qu’il a confiée
à l’Eglise. Quelles personnes Jésus fréquentait-il et comment le
faisait-il ? Jésus et ses disciples faisaient une forte
impression sur leur entourage. Ils étaient très proches des gens.
En comparaison aux autres groupes religieux ou sociaux, ils se
comportaient de manière très simple et ordinaire. Ils allaient leur
chemin sans prétention. En même temps, ils rayonnaient d’une
différence évidente, quelque chose qui suscitait l’étonnement. A
la joie de beaucoup et au scandale croissant des autres. En quoi
consistait la différence qu’ils rayonnaient ? Entre autres
en ceci : qu’ils étaient libres et apportaient la joie,
qu’ils remettaient au centre du cercle celui qui avait été
condamné ou l’homme perdu, qu’ils appelaient à la compassion et
au pardon, qu’ils rejetaient toute utilisation de la force ou de la
violence, qu’ils voulaient prendre la dernière place et croyaient
en la puissance de l’amour qui ne compte pas sur une récompense.
Tout ‘proches’ et cependant très ‘différents’ : c'est
ainsi que se présentaient Jésus et ses disciples auprès de leurs
contemporains. En outre, Jésus ne donnait aucun caractère exclusif
à la communauté rassemblée autour de lui. Il approchait et
rassemblait des gens en plusieurs cercles. Entre le cercle large et
le cercle restreint, il permettait bien des nuances. Pour parler avec
la langue même de Jésus : parfois il était comme un semeur,
parfois comme un berger, parfois comme un hôte. A chaque fois des
gens se tenaient ou s’asseyaient autour de Lui en un cercle
variable. Cette construction concentrique est propre à
l’architecture de la communauté d’Eglise telle que Jésus l’a
mise en chantier. J’espère que le Synode va faire droit à cette
architecture.
Bref :
dans le discours ecclésial à propos du mariage et de la famille
doivent pouvoir résonner plus clairement les termes de ‘compagnon
de route’ et de ‘fraternité’, comme le pape François écrit :
‘Il est
nécessaire d’aider à reconnaitre que l’unique voie consiste
dans le fait d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le
comportement juste, en les appréciant et en les acceptant comme des
compagnons de route, sans résistances intérieures. Mieux encore, il
s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le visage des
autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre
à souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des
agressions injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de
choisir la fraternité.’
5.
Situations ‘régulières’ et ‘irrégulières’
Dans
son langage courant, l’Eglise parle de situations ‘régulières’
et ‘irrégulières’. La distinction entre les deux repose sur des
motifs de théologie morale et entraîne des conséquences en droit
canon, entre autres dans le domaine des sacrements. Il n’entre pas
dans mes intentions de nier la légitimité de cette distinction. Il
est dans l’intérêt de tous que l’Eglise aide les gens à
distinguer ce qui correspond au dessein de Dieu sur leur vie et sur
la manière de grandir dans cette ligne. En outre, il appartient à
la tâche de l’Eglise de rassembler les croyants en une communauté
organisée avec des droits et devoirs pour chacun. Nous devons
cependant être très prudents en utilisant cette distinction entre
‘régulier’ et ‘irrégulier’. La réalité est souvent
beaucoup plus complexe que ce que peuvent recouvrir deux concepts
opposés : bien ou mal, vrai ou faux, juste ou injuste. Cette
manière bipolaire de penser fait rarement droit à tout le récit de
la vie des gens et à la siruation dans laquelle ils se trouvent.
Pour
commencer, il se présente dans la plupart des familles chrétiennes
des situations tant régulières qu’irrégulières. Ce mélange de
situations n’empêche pas que les membres de la famille continuent
à se soutenir et s’apprécier. Encore heureux ! L’Eglise ne
peut pas sous-estimer la signification de cette solidarité entre
les membres d’une famille. Dans ce domaine, j’ai déjà, comme
évêque, dû entendre bien de l’irritation. Un frère se fâche
parce que sa sœur qui est remariée ne peut plus assurer une lecture
lors de l’eucharistie. Un papa demande plus de compréhension pour
son fils homosexuel, qui se sent rejeté par l’Eglise. Une
grand-mère ne peut pas comprendre pourquoi le curé ne veut pas
bénir la relation de sa petite-fille avec un homme divorcé. Même
si ces personnes s’interrogent sur le parcours de vie de leur
proche, même s’ils auraient préféré une autre situation et
s’ils en ont du chagrin, ils ne se laissent pas tomber. Pour les
personnes concernées, cette solidarité est un signe important de la
fidélité de Dieu envers toute personne, quoi qu’il puisse lui
arriver. Tel qu’ils le ressentent, l’Eglise ne peut pas rester en
arrière, par rapport au soutien et à l’hospitalité dont ils
continuent à témoigner mutuellement au sein de la famille.
Dans
le même contexte, j’ai dû souvent constater combien le langage de
l’Eglise peut être blessant pour certaines personnes ou dans
certaines situations. Celui qui veut entrer en dialogue doit se
garder d’utiliser des qualificatifs qui se heurtent à la réalité
vécue et résonnent donc de manière très humiliante. Nombre de nos
documents ecclésiastiques sont à revoir d’urgence sur ce point.
Quand je parle à des gens, je ne peux pas utiliser certaines
formulations de documents d’Eglise sans les juger injustement, les
blesser profondément et leur transmettre une image erronée de
l’Eglise.
K.
et P. sont mariés depuis 30 ans et ont quatre enfants ; c’est
environ trois fois la moyenne du nombre d’enfants dans une famille
belge ; après la naissance du quatrième enfant, ils avaient
atteint la limite de ce qu’ils pouvaient porter et ils ont décidé,
par la contraception, de ne plus accueillir d’enfant
supplémentaire. Peut-on dire sans nuance de ces parents, en raison
de leur méthode de contrôle de naissances, qu’ils faussent
l’amour conjugal, qu’ils ont rompu le lien essentiel entre le
mariage et la fécondité et qu’ils ne se donnent plus entièrement
l’un à l’autre ?
Ou
bien, peut-on apprécier leur parenté généreuse, les encourager
dans le soin qu’ils apportent tant à leur relation qu’à la
construction continue d’un foyer ouvert pour leurs enfants?
A.
et L. ont tout fait pour avoir un enfant. Parce que L. approchait
des 40 ans, le temps commençait à presser pour elle. Leur souhait
d’enfant était très noble et généreux et porté en outre par
une profonde foi chrétienne. Suite à des problèmes médicaux, ils
ont fait appel à une fécondation in
vitro
homologue. Peut-on dire en général de ce couple, en raison de
cette intervention médicale, qu’ils ont fait dominer la technique
sur la valeur de la personne humaine, que leur acte est contraire à
la dignité humaine des parents et enfants, et qu’ils voient
l’enfant comme une propriété personnelle ? Ou bien, peut-on
les comprendre dans leur souhait profond d’associer amour et
fécondité et espérer que leur souhait d’enfant puisse être
comblé, grâce à l’aide de médecins compétents et
consciencieux ?
J.
et M. sont tous deux dans les vingt ans et ont terminé leurs études
supérieures ; ils ont trouvé du travail et vivent ensemble
sans être mariés ; leur intention est de rester ensemble et
de fonder une famille. Leurs parents et toute la famille ont
confiance en la façon dont ils cherchent ensemble leur chemin dans
la vie. Doit-on dire a
priori de
ces jeunes, en raison du fait qu’ils ne sont pas mariés, qu’ils
ont choisi le mariage à l’essai, que la raison humain dénonce
leur choix comme inacceptable et qu’ils se traitent d’une
manière qui va à l’encontre de la dignité humaine et du but de
l’amour ? Ou bien, peut-on les encourager dans le choix
qu’ils font l’un de l’autre, dans l’espoir que leur relation
puisse s’épanouir dans un mariage civil et sacramentel ?
Il
est évident que de telles situations méritent plus de respect et un
jugement plus nuancé que ce qui peut apparaitre dans certains
documents d’Eglise. Le mécanisme de condamnation et d’exclusion
qui en découle ne peut qu’obstruer le chemin de l’évangélisation.
Le ‘compagnon de route’ et la ‘fraternité’ ont peu de place
dans un tel langage. Sur ce point, l’Eglise doit réapprendre à
parler comme une mère, ainsi que l’écrit le pape François :
‘Elle (la
mission du prédicateur) nous rappelle que l’Eglise est mère et
qu’elle prêche au peuple comme une mère parle à son enfant,
sachant que l’enfant a confiance que tout ce qu’elle lui enseigne
sera pour son bien parce qu’il se sent aimé. De plus, la mère
sait reconnaitre tout ce que Dieu a semé chez son enfant, elle
écoute ses préoccupations et apprend de lui. L’esprit d’amour
qui règne dans une famille guide autant la mère que l’enfant dans
leur dialogue, où l’on enseigne et apprend, où l’on se corrige
et apprécie les bonnes choses’.
Ajoutons
encore une réflexion sur le caractère historique de toutes nos
pensées et nos actions, aussi dans l’Eglise. La distinction entre
situations ‘régulières’ et ‘irrégulières’ n’a pas
seulement à voir avec la théologie morale et le droit canon. Elle
tient aussi à la culture et à l’histoire. Comment les gens
approfondissent leur relation, comment et quand ils choisissent
d’avoir des enfants, comment et quand ils considèrent et
ressentent leur relation comme ‘indissoluble’ : ce sont des
réalités humaines marquées par l’époque et la culture, par
l’origine et la formation, par la conjoncture des opinions et des
sentiments. Au long des siècles, chaque génération de parents a
connu le sentiment troublant ‘nos enfants vivent cela autrement’.
Il importe aussi de noter que, des sept sacrements, le mariage a été
le moins évident. A la différence des autres sacrements, il scelle
une donnée humaine préalable : le lien pour la vie que
concluent un homme et une femme, selon les usages de l’époque et
de leur culture. D’ailleurs, dans la tradition latine de l’Eglise
catholique, ce n’est pas le prêtre qui est le ministre du mariage,
mais ce sont les mariés eux-mêmes qui s’administrent le sacrement
de mariage l’un pour l’autre. Cela a mis des siècles, jusqu’au
12e
siècle, avant que le mariage soit définitivement repris dans la
liste des sept sacrements. De même, la question de savoir à partir
de quand un mariage doit être considéré comme indissoluble fut
longtemps un objet de discussion. L’histoire de l’émergence du
double critère ‘ratum
et consummatum’
est particulièrement instructive à ce propos.
Il n’est pas dans mon intention de mettre la légitimité de ce
critère en question. Je veux seulement indiquer d’où vient ce
critère : non pas de la Révélation ou de l’histoire du
dogme, mais de l’histoire bien compliquée du droit de l’Eglise.
Il ne doit donc pas être allégé, mais pas non plus alourdi plus
que nécessaire. La ‘forme’ nécessaire à la conclusion d’un
mariage valide a aussi changé à maintes reprises ou a été adaptée
diversement au cours de l’histoire du droit de l’Eglise. En plus,
au long des siècles, l’Eglise a connu bien des variations sur le
thème du mariage et de la famille. A côté des traditions
occidentales existait et existe toujours dans l’Eglise une
tradition canonique orientale en ce qui concerne le mariage et la
famille. Il y avait le mariage entre personnes qui aujourd’hui
seraient considérées comme mineures d’âge, ou le mariage réglé
sur les promesses réciproques des chefs des deux familles (ce qui
existe encore aujourd’hui dans certaines régions). A partir de la
Révolution française, l’introduction du mariage civil (et du
divorce civil) a créé un nouveau contexte légal, aussi pour les
croyants catholiques. Depuis le milieu du siècle passé, les couples
ont disposé pour la première fois dans l’histoire des
connaissances et méthodes nécessaires au contrôle des naissances.
S’y ajouta la problématique de la surpopulation mondiale et de la
propagation du virus HIV. Aujourd’hui, la légalisation du contrat
de vie commune ou du mariage entre deux personnes du même sexe
conduit à de nouvelles situations et opinions concernant le mariage
et la vie de famille. En outre, les gens vivent beaucoup plus
longtemps qu’avant: leurs relations doivent dès lors résister
beaucoup plus longuement à l’épreuve du temps. Et d'autres, suite
à cette plus longue espérance de vie, peuvent encore entamer à un
âge plus avancé une nouvelle relation. Ce contexte continuellement
changeant n’est en soi pas anti-chrétien ni opposé à l’Eglise.
Il fait partie des circonstances historiques dans lesquelles tant
l’Eglise que chaque croyant doivent prendre leurs responsabilités.
Il replace l’Eglise toujours devant une question importante,
notamment de savoir comment sa doctrine et la vie concrète peuvent
se rencontrer et se questionner mutuellement dans une tension
féconde ? Dans à peu près toutes les réponses au
questionnaire de Rome, je lis l’attente que l’Eglise puisse
reconnaitre le bon et le valable également dans d’autres formes de
vie commune que le mariage classique. Cette question me parait
justifiée.
6.
Divorcés remariés
Une
problématique mise en avant dans nombre de pays est celle des
divorcés remariés et de leur exclusion de la communion
eucharistique. Dans l’Instrumentum
Laboris,
on lit ceci : ‘Beaucoup
des réponses parvenues indiquent que dans de nombreux cas la demande
de pouvoir recevoir les sacrements de l’Eucharistie et de la
Pénitence est claire, spécialement en Europe, en Amérique et dans
quelques pays d’Afrique. Cette requête se fait plus insistante,
surtout à l’occasion de la célébration des sacrements pour les
enfants. Parfois les personnes désirent être admises à la
communion, comme pour être “légitimées” par l’Église et
pour éliminer le sens d’exclusion ou de marginalisation. À cet
égard, plusieurs réponses suggèrent de considérer la pratique de
certaines Églises orthodoxes qui, selon elles, ouvre la voie à un
second ou à un troisième mariage à caractère pénitentiel; à ce
sujet, les réponses provenant des pays à majorité orthodoxe
signalent que l’expérience de ces solutions n’empêche pas
l’augmentation des divorces. D’autres demandent une clarification
sur le fait de savoir si la question est à caractère doctrinal ou
seulement disciplinaire’.
Je fais
trois réflexions à ce propos.
La
première réflexion concerne le lien étroit que la doctrine de
l’Eglise établit actuellement entre le sacrement de mariage et le
sacrement de l’eucharistie. Indubitablement, ces deux sacrements
ont affaire l’un avec l’autre. La vie sacramentelle de l’Eglise
forme un tout organique dans lequel un sacrement ouvre ou rouvre
l’accès à un autre. On peut cependant se poser la question de
savoir comment se rapportent entre elles l’indissolubilité du
mariage entre un homme et une femme et l’indissolubilité du lien
entre le Christ et son Eglise. La ‘relation’ (ou ‘application’)
dont parle Saint-Paul dans sa lettre aux Ephésiens n’est pas une
‘identification’.
Les deux ‘indissolubilités’ n’ont pas la même signification
salvifique. Elles sont l’une pour l’autre ‘signe’ et
‘signifié’. Qui est le Christ pour nous et ce qu’il a fait
pour nous dépasse toujours de loin notre vie humaine et ecclésiale.
Aucun ‘signe’ ne peut représenter de manière définitive la
‘réalité’ de son alliance d’amour avec l’humanité et
l’Eglise. Même le plus beau reflet de l’amour du Christ est
marqué par la finitude et le péché humains. Entre le ‘signe’
et le ‘signifié’, la distance reste très grande. Cette distance
est d’ailleurs pour nous une chance et une bénédiction. Jamais
notre faiblesse ne peut annihiler la fidélité de Jésus à son
Eglise. De l’indissolubilité de son sacrifice à la croix et de
son amour pour l’Eglise afflue la miséricorde avec laquelle il
revient sans cesse à notre rencontre, y compris dans la célébration
de l’eucharistie.
La
deuxième réflexion porte sur la participation à l’eucharistie.
Dans le Décret sur l’œcuménisme Unitatis
redintegratio,
le Deuxième Concile du Vatican fait une distinction entre deux
principes qui se rapportent l'une à l'autre de manière
dialectique : la participation à l’eucharistie comme ‘signe
d’unité’ et
comme ‘moyen
de grâce’.
Les deux
principes vont ensemble : ils s’appellent et se renforcent
mutuellement, en une tension créatrice. Cette approche de
l’eucharistie me parait ici très significative. Selon la doctrine
et la discipline actuelles, des divorcés remariés ne peuvent pas
recevoir la communion parce que leur nouvelle relation par suite du
mariage brisé n’est plus ‘signe’ du lien ininterrompu entre le
Christ et l’Eglise. Ce raisonnement a bien tout son sens. En même
temps, on doit se poser la question de savoir si avec cela, tout est
dit sur leur vie spirituelle et sur l’eucharistie. Des divorcés
remariés ont aussi besoin de l’eucharistie pour croitre en
alliance avec le Christ et la communauté d’Eglise, et pour prendre
leur responsabilité de chrétiens dans la nouvelle situation donnée.
Leur besoin spirituel et leur demande de pouvoir recevoir
l’eucharistie comme ‘moyen de grâce’ ne peuvent pas simplement
être mis sur le côté par l’Eglise. D’ailleurs, même celui qui
se trouve dans une situation ‘régulière’ a besoin de
l’eucharistie comme ‘moyen de grâce’. Ce n’est pas sans
raison que les dernières prières communes avant la communion sont :
‘Agneau
de Dieu, qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous’
et ‘Seigneur,
je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole et
je serai guéri’.
La
troisième réflexion porte sur la question de savoir si l’exclusion
de la communion des divorcés remariés répond réellement à
l’intention de Jésus à propos de l’eucharistie. Je ne veux pas
suggérer ici de réponse simpliste, encore que cette question ne me
lâche pas. Il y a dans l’Evangile tant de paroles et de gestes de
Jésus dont l’Eglise prétend, depuis l’époque des Pères de
l’Eglise, qu’ils ont aussi une signification eucharistique. Ils
concernent la ‘communion de table’ dans le Royaume de Dieu. Pour
une bonne compréhension de l’eucharistie, il est important de lire
qu’une compagnie nombreuse de publicains et de pécheurs
s’attablent avec Jésus et ses disciples (Lc 5,27-30) ; que
Jésus interpelé là à table dit qu’il n’est pas venu pour
appeler les justes à la conversion, mais bien les pécheurs (Lc
5,31-32) ; que tous ceux qui sont venus de tout près ou de très
loin pour écouter la parole de Jésus reçoivent aussi de Lui et des
apôtres également du pain à manger (Lc 9,10-17) ; qu’à un
repas, il faut inviter avant tout les estropiés, les boiteux et les
aveugles (Lc 14,12-14) ; que le père miséricordieux pour son
fils perdu organise le meilleur festin, au scandale du fils ainé (Lc
15,11-32) ; qu’à son dernier repas, Jésus lave les pieds de
ses disciples, Pierre et Judas compris, et les charge de suivre son
exemple, chaque fois qu’ils feront mémoire de Lui (Jn 13,14-17).
Je ne veux pas faire de ces références des slogans, mais je suis
persuadé que nous ne pouvons pas les laisser en-dehors de nos
considérations. Il doit exister une corrélation entre nombre de
paroles et de gestes de Jésus attachés au repas et son intention
pour l’eucharistie. Si Jésus fait preuve d’une telle ouverture
et miséricorde à la ‘communion de table’ dans le Royaume de
Dieu, l’Eglise dispose là à mon sentiment d'indications sérieuses
pour étudier comment elle puisse ouvrir sous certaines conditions à
des divorcés remariés l’accès à la communion.
Comment
se comporte l’Eglise devant de pareilles situations
‘irrégulières’ ? A ce sujet, il y a comme une ligne
culturelle qui court entre le Nord et le Sud de l’Europe. L’Europe
méridionale supporte une bien plus large distance entre la réalité
et la norme que l’Europe du Nord. La tradition du droit romain
cherchait surtout à établir de belles lois ; qu’elles
fussent appliquées était un moindre souci. En Europe du Sud,
j’avais l’impression que ce qui s’écarte de l’idéal ne peut
ni ne doit être coulé dans des normes. Pour les situations
irrégulières, on trouvera bien sur place comment s'en sortir.
L’Europe du Nord a du mal avec une telle approche. Ce qui est moins
beau ou positif doit aussi, chez nous, pouvoir être canalisé ou
réglé par des voies légales. Selon notre sentiment, personne n’est
aidé par le silence ou la négation. Au contraire, c’est ainsi
que se développe le ‘marché noir’. En outre, l’Europe du Nord
préfère moins de lois, mais alors des lois qui soient bien
appliquées. Il y a une bonne vingtaine d’années, quelques évêques
diocésains allemands ont tenté de rédiger pour leur diocèse une
directive fondée théologiquement et pastoralement pour admettre des
divorcés remariés à la communion.
Je ne me prononce pas ici sur la valeur intrinsèque de leur
proposition. Mais ce qui me préoccupe est ceci : quand des
évêques sont empêchés de donner des directives à leurs
collaborateurs pour les cas de situations irrégulières, ces
collaborateurs vont dans tous les sens. Il n’est pas rare que des
prêtres ou des animateurs pastoraux soient confrontés à des
situations irrégulières pour lesquelles un jugement prudentiel est
nécessaire. A bon droit, ils demandent à leur évêque des critères
ou une directive. Du manque d’une telle guidance, il ne peut
résulter que plus de confusion et une érosion progressive de
l’autorité de l’évêque, pasteur de la part du peuple de Dieu
qui lui est confiée. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, de
meilleures normes pour la conduite à prendre dans les situations
irrégulières ne peuvent que renforcer l’exercice de l’autorité
dans l’Eglise. La tradition juridique de l’Orient chrétien, avec
la possibilité d’un règlement exceptionnel au nom de la
‘miséricorde’ (‘economia’,
‘épikeia’),
peut offrir une ouverture.
Sur ce point aussi je regarde avec espoir le prochain Synode.
Enfin,
encore un mot du point de vue des enfants ou petits-enfants. Comme
tous les évêques, je vais dans nombre de paroisses pour le
sacrement de la confirmation. La plupart des confirmands de mon
diocèse sont des enfants d’une douzaine d’années. Beaucoup
d’entre eux sont issus d’un deuxième mariage ou d’une famille
recomposée. Devant moi, il y a toujours une grande communauté
d’enfants, de parents, de grands-parents et d’autres membres de
la famille. Je sais que la plupart d’entre eux ne participent que
rarement à l’eucharistie. Pourtant, il ne veulent surtout pas
rater cette célébration. L’enfant qui est confirmé rassemble la
famille. Cette célébration a, de plus, une signification forte pour
le lien religieux entre les générations successives dans la
famille. En outre, de telles célébrations représentent dans
certaines familles une rare ‘trêve’, pour laquelle les tensions
ou les conflits doivent un moment s’écarter. Au moment de la
communion, la plupart des membres de la famille s’avancent
spontanément pour recevoir la communion. Je ne peux pas me figurer
ce que signifierait pour les enfants, et pour leur futur lien avec la
communauté d’Eglise, que je puisse à ce moment-là refuser la
communion à tous les parents, grands-parents ou autres membres de la
famille qui ne se trouvent pas dans une situation ‘régulière’
de mariage. Ce serait fatal pour la célébration liturgique, pour la
relation entre ces familles et la communauté d’Eglise, et surtout
pour le développement ultérieur de la foi des enfants concernés.
Dans de telles circonstances, il y a indubitablement en jeu d’autres
motifs théologiques et pastoraux que seulement ceux du mariage
sacramentel. De telles situations demandent une réflexion
approfondie tant sur la doctrine que sur la pratique de l’Eglise. A
bon droit, l’Instrumentum
Laboris pointe
cette problématique.
7.
L’annonce de l’Evangile
Le
prochain Synode a reçu un intitulé complexe : Les
Défis pastoraux de la famille dans le contexte de l’évangélisation.
Que
l’évangélisation soit reprise dans le titre, je le trouve très
important. Pourquoi ? Parce que le mariage et la famille ne
forment qu’un domaine parmi d'autres sur lequel la question
beaucoup plus englobante de l’évangélisation est à l’ordre du
jour. Le langage, la méthode et la sensibilité avec lesquelles
travaillera le Synode seront un test. Elles peuvent donner un nouveau
ton à l’approche pastorale de l’Eglise. Tous les domaines
pastoraux sont d’ailleurs reliés entre eux et dans chaque domaine
surgissent des questions analogues. En conséquence, la signification
du prochain Synode s’étend bien plus loin que le domaine
particulier du mariage et de la famille.
Comment
l’Eglise va-t-elle à la rencontre du monde et de l’homme
d’aujourd’hui ? Au cours des décennies précédentes
régnait dans le gouvernement de l’Eglise un modèle défensif ou
antithétique. A l’encontre d’une culture d’’obscurcissement’,
l’Eglise doit faire rayonner la ‘beauté de la vérité’. Même
si le message de l’Evangile n’est pas populaire ou difficile à
saisir, l’Eglise doit l’exprimer de manière intacte. Dans un
monde qui s’aliène toujours plus, elle doit rester une balise
lumineuse qui permette de se retrouver. Si cela ne passe pas, que
cela heurte donc ! Seul un retour radical vers la vérité
éternelle peut faire que le monde soit sauvé. Il y a évidemment de
bonnes raisons à ce modèle antithétique. Le Royaume de Dieu ne
correspond pas au développement conjoncturel de ce monde. Il se
manifeste dans un contre-courant, ainsi que dans un appel
prophétique. Que Dieu fasse le monde 'nouveau' signifie qu’il le
fait en même temps ‘autre’. De Jésus aussi et de ses disciples
émanait un témoignage à contre-courant. Ils ne vivaient et
n’agissaient clairement pas comme tout le monde. C’est
d’ailleurs pour cette différence que Jésus a payé le prix fort.
Il finit comme un condamné sur la croix. C’était finalement pour
lui ‘tous contre un’. Cette différence à contre-courant, la
communauté d’Eglise doit continuer à en rayonner, si elle veut
rester fidèle à son fondateur et à sa mission.
En
même temps, une grande dose de prudence doit être appliquée envers
ce modèle antithétique. Jésus est bien mort sur la croix ‘tous
contre un’, mais il n’a jamais vécu ‘un contre tous’. Plus
largement que tout leader religieux, il tenait son cœur et ses bras
ouverts aux gens, qui qu’ils fussent et quoi qu’ils aient fait. A
sa miséricorde, il n’y avait pas de murs ou de frontières. Il
allait de village en village pour que pas un malade ne le manque, pas
un lépreux ne le cherche en vain, pas un pécheur ne soit privé de
son pardon. Il entrait en dialogue avec des partenaires inattendus,
et se laissait inviter à table avec des hôtes à la réputation
suspecte. Le favoritisme ou l’exclusivité n’était pas la norme
pour le choix de ses amis ou compagnons, même pas pour le choix de
ses apôtres. C’est sur cette voie que Jésus a placé son Eglise.
Dans ses relations avec les gens et avec le monde, elle doit pouvoir
faire montre de la même ouverture et miséricorde que son fondateur.
Il n’y a que sur le chemin du dialogue qu’elle peut remplir sa
mission. Elle n’a pas d’autre choix, si elle veut garder son
identité et sa crédibilité. C’est justement là, je pense, que
l’Eglise lutte aujourd’hui contre un déficit. Ci-dessus nous
avons déjà parlé du sensus
fidei. Si
beaucoup ressentent aujourd’hui un manque dans l’Eglise, il
s’agit de la clarté de sa ressemblance avec Jésus Christ. Ils ont
du mal à retrouver dans l’attitude de l’Eglise envers les gens
d’aujourd’hui, l’attitude de Jésus envers les gens de son
temps. De plus, ils regardent surtout le domaine de l’amour, la
relation, la sexualité, le mariage et la famille. Ce qui n’est pas
étonnant : c’est le domaine qui leur tient le plus à cœur
et dans lequel ils éprouvent le plus de bonheur ou le plus de
chagrin. Compte tenu de ce fait, l’Eglise doit, notamment dans ce
domaine, quitter son attitude défensive ou antithétique et chercher
à nouveau le chemin du dialogue. Elle doit de nouveau oser aller du
‘vécu’ à la ‘doctrine’. Sur un tel chemin, l’Eglise n’a
rien à perdre. C’est précisément dans le dialogue avec le monde
qu’elle pourra découvrir où Dieu est maintenant à l’œuvre et
où sont aujourd’hui les défis tant pour l’Eglise que pour le
monde.
A
propos de cette attitude ouverte sur le monde, le pape François
écrit : ‘L’idéal
chrétien invitera toujours à dépasser le soupçon, le manque de
confiance permanent, la peur d’être envahi, les comportements
défensifs que le monde actuel nous impose. (…) Pendant ce
temps-là, l’Evangile nous invite toujours à courir le risque de
la rencontre avec le visage de l’autre, avec sa présence physique
qui interpelle, avec sa souffrance et ses demandes, avec sa joie
contagieuse dans un constant corps à corps. La foi authentique dans
le Fils de dieu fait chair est inséparable du don de soi, de
l’appartenance à la communauté, du service, de la réconciliation
avec la chair des autres. Dans son incarnation, le Fils de Dieu nous
a invités à la révolution de la tendresse’.
Dans
l’évangélisation, il s’agit avant tout de la personne de Jésus
Christ. Que les gens trouvent l’Eglise crédible a surtout à voir
avec la manière dont elle témoigne de l'exemple de Jésus. A ce
propos, le pape François écrit encore : ‘Toute
la vie de Jésus, sa manière d’agir avec les pauvres, ses gestes,
sa cohérence, sa générosité quotidienne, et simple, et finalement
son dévouement total, tout est précieux et parle à notre propre
vie. (…) Séduits par ce modèle, nous voulons nous intégrer
profondément dans la société, partager la vie de tous et écouter
leurs inquiétudes, collaborer matériellement et spirituellement
avec eux dans leurs nécessités, nous réjouir avec ceux qui sont
joyeux, pleurer avec ceux qui pleurent et nous engager pour la
construction d’un monde nouveau, coude à coude avec les autres.
Toutefois, non pas comme une obligation, comme un poids qui nous
épuise, mais comme un choix personnel qui nous remplit de joie et
nous donne une identité’.
8.
Un Synode comme un défi
Les
pages précédentes peuvent donner l’impression que je n’attends
du Synode qu’approbation et encouragement, comme si notre vision
occidentale et nord-européenne du mariage et de la famille devait
devenir la norme pour tous. Ce n’est pas le cas. Le mariage et la
famille traversent chez nous une période difficile. Nous le savons
par expérience. Le nombre de mariages qui ne tiennent pas le coup se
situe très haut. Des jeunes hésitent à se marier, que ce soit
civilement ou religieusement. Le nombre d’enfants par famille est
très bas (excepté dans les nouvelles familles d’origine
étrangère). Le nombre de suicides est élevé et préoccupant, et à
un âge toujours plus jeune. Le mariage comme institution reçoit peu
de soutien des autorités et du milieu socio-économique. Le fossé
entre familles riches et pauvres s’élargit constamment. De toutes
ces constatations, il existe des chiffres et des statistiques. Cela
ne veut pas dire que les autres parties du monde n’ont pas de
problèmes ou pas d’autres problèmes, mais seulement que nous ne
pouvons pas nier nos problèmes. Sans être honnêtes, nous
n’avancerons pas. Mieux vaut un dialogue courageux que pas de
dialogue !
Il en est
dans l’Eglise comme dans le sport : un coach qui arrête
l’entrainement dès que les premiers commencent à souffler et
soupirer, ne gagnera jamais un championnat avec une telle équipe. Un
bon coach ne doit pas avoir peur ou voir les choses en petit ;
il doit oser mettre la barre bien haut, même s’il y a de la
rouspétance ou de la résistance. En ce sens, pour moi, le prochain
Synode peut bien nous lancer quelques défis. Il peut, d’une solide
passe, nous renvoyer la balle. D’ailleurs, nous ne devons pas
attendre que les autres ou un Synode remettent la balle dans notre
camp. Nous devons faire d'abord nous-mêmes notre propre évaluation
et nos propres projets. Je vois en tout cas trois lignes par
lesquelles la balle va nous revenir.
La première
ligne est celle de notre niveau de vie et de notre échelle des
valeurs. Justement dans notre Occident confortable, resurgit la
question de ce qui rend l’homme heureux. Maintenant que nous avons
à peu près tout ce qu’une société moderne peut offrir, le
moteur de notre sentiment de bonheur se met à avoir des ratés. Nous
savons mieux ‘ce que nous avons’ que ‘qui nous sommes’. Et ce
‘qui nous sommes’ a à voir avec l’enracinement relationnel de
notre vie : notre cercle d’amis, notre partenaire de vie,
notre mariage, notre foyer et notre famille. Je ‘suis’ l’ami
de, le mari ou la femme de, le papa ou la maman de, le papy ou la
mamy de, l’oncle ou la tante de, le petit-fils ou la petite-fille
de, le voisin ou la voisine de… Combien d’enracinement
relationnel n’avons-nous pas sacrifié à la course à la
productivité et l’efficacité, à la formation toujours à
perfectionner, à l’épargne et aux placements, à vouloir compter
et exceller ? Le prix relationnel de cette course ressemble à
la dette de l’Etat belge : nous sommes en train de la
rembourser très cher. Sur ce point, le Synode peut certainement nous
renvoyer la balle. Il y a toujours à apprendre et à entreprendre :
que le temps que l’on libère pour son partenaire ou sa famille
n’est pas du temps perdu ; que la paternité d’un homme
transforme un homme, que la maternité d’une femme transforme une
femme ; que des enfants et des petits-enfants nous rajeunissent
et nous renouvellent (même si l’on en attrape des cheveux gris) ;
que les soins particuliers que des membres de la famille se rendent,
surtout dans les jours difficiles, peuvent être facteurs de grandeur
humaine et source de paix intérieure ; qu’un enfant peut
apporter au livre de notre vie justement le chapitre qui y manquait
encore ; que les relations ne livrent leur dernier secret que
dans la durée; que l’amour de Dieu et notre amour se rejoignent
dans le sacrifice que nous vivons ensemble. Pouvons-nous regarder ces
défis en face ?
La
deuxième ligne est celle de la communauté d’Eglise. L’Eglise
fait aux gens une proposition élevée et leur fait confiance quant
aux chances de croissance. Elle croit en la valeur du mariage, fondé
sur un lien pour la vie. Elle insiste sur le lien essentiel entre
l’amour et la parenté généreuse. Elle voit le mariage et la
famille comme l’un des principaux lieux où vivre l’alliance
fidèle et miséricordieuse de Dieu avec ce monde. C’est vers cela
qu’elle veut accompagner les personnes, dans le respect de leur
propre cheminement. Elle invite donc tous, quelle que soit la
situation relationnelle ou familiale où ils se trouvent, à
accueillir la Parole de Dieu dans leur vie et à prendre leurs
responsabilités comme chrétiens. Pourtant, une telle mission est
difficile à accomplir en ne comptant que sur ses propres forces. On
a besoin des autres pour ensemble réaliser un projet de vie. Sur ce
point, l’Eglise manque certainement sa cible. Nos communautés
paroissiales ne sont souvent plus à même d’animer et
d’accompagner convenablement les (jeunes) familles. Les couples se
sentent parfois, à tort ou à raison, laissés sur le côté par
l’Eglise. Sur ce point, il y a beaucoup de boulot !
L’Instrumentum
Laboris
dit à ce sujet : ‘Le
premier soutien vient d’une paroisse vécue comme “famille de
familles”, désignée comme le cœur d’une pastorale renouvelée,
faite d’accueil et d’accompagnement, vécue dans la miséricorde
et dans la tendresse. L’importance d’organisations paroissiales
pour soutenir la famille est signalée’.
La
troisième ligne est celle de la société et de l’autorité
civile. Ce qu’une majorité de citoyens pense et souhaite détermine
dans un pays démocratique la gestion gouvernementale. Cette gestion
a largement à faire avec les droits et libertés personnels de
chacun. En effet, les gouvernements préfèrent s’occuper des
citoyens individuels et de leurs aspirations. La société civile,
comme l’engagement de groupes et mouvements ou la réussite d’une
famille, ce n’est pas leur premier souci. Et pourtant, ces niveaux
intermédiaires remplissent un rôle essentiel dans la construction
d’une société vitale et digne de l’homme. Un pays qui veut un
avenir a bien besoin de familles solides, et surtout de familles avec
enfants. Quelle politique mènent nos gouvernements et quelle
importance donnent-ils au mariage, à la famille et à l’accueil de
l’enfant ? A bon droit, me semble-t-il, l’Instrumentum
Laboris avance
la famille comme ‘sujet social’ :
‘Les familles ne
sont pas seulement un objet de protection de la part de l’État,
mais elles doivent retrouver leur rôle comme ‘sujets sociaux’.
Bien des défis apparaissent dans ce contexte pour les familles: le
rapport entre la famille et le monde du travail, entre la famille et
l’éducation, entre la famille et la santé; la capacité d’unir
entre elles les générations, de sorte que les jeunes et les
personnes âgées ne soient pas abandonnés; le développement d’un
droit de famille qui tienne compte de ses relations spécifiques; la
promotion de lois justes, comme celles qui garantissent la défense
de la vie humaine dès sa conception et celles qui favorisent la
bonté sociale du mariage authentique entre l’homme et la femme’.
Que quelqu’un lance aussi cette balle sur le terrain !
Avec
ces considérations, je ne veux pas précéder le Synode, encore
moins faire la leçon à quelqu’un. Je veux seulement faire appel à
l’ouverture et au dialogue constructif. Celui qui émet des
réflexions ou des propositions doit aussi pouvoir s’interroger et
se corriger. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres et à
recevoir mutuellement, aussi et surtout dans une Eglise qui veut être
‘la
maison et l’école de communion’.
En
conclusion
Mes
considérations sont devenues plus longues que je ne le croyais au
départ. Tout en lisant et en écrivant, je découvrais la complexité
de beaucoup de questions et de défis, tant au plan théologique
qu’au plan pastoral. Il est clair que tous ces sujets forment un
programme bien trop large pour un ou même deux Synodes. Ils
demandent tout un processus d’étude et de réflexion, et surtout
un nouveau type d’approche, qui va demander du temps. Le moins bon
que le Synode pourrait faire, me semble-t-il, serait de vouloir
déposer rapidement quelques conclusions pratiques. Il vaudrait mieux
de mettre en route un processus différencié dans lequel autant de
personnes que possible puissent se sentir partie prenante : des
évêques, des théologiens moralistes, des canonistes, des pasteurs,
des scientifiques et des hommes ou femmes politiques, et surtout les
gens mariés et les familles dont il s’agit. Il serait tout de même
curieux que l’Eglise comme ‘maison
et
école
de communion’
en
sorte avec moins de patience, d’échange et de souplesse que le
mariage ou la famille comme ‘maison
et école de communion’ !
+
Johan Bonny
Evêque
d’Anvers
1
september 2014
Traduit du
néerlandais par Christian De Duytschaever.